Armement et finance : un partenariat nécessaire et gagnant

Renaud BELLAIS, Co-directeur, Observatoire de la défense, Fondation Jean Jaurès

Rainier BRUNET-GUILLY, Co-fondateur et associé, AllStrat


Face à la montée des périls géopolitiques, investir et développer l’industrie de défense représente un enjeu majeur, qu’il soit pour faire face aux menaces extérieures mais aussi comme un outil majeur de la politique de réindustrialisation française. Pourtant le marché de l’armement a mauvaise presse. Peu avant l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, certains étaient même tentés d’exclure les entreprises de défense du monde de la finance en estimant que leurs activités n’étaient pas compatibles avec les critères ESG. La guerre en Ukraine a modulé ces tentatives d’ostracisme, mais le marché de l’armement reste encore compliqué à appréhender pour le monde de la finance.

Néanmoins, est-ce pour autant un marché à négliger ? N’y a-t-il pas des opportunités d’investissement  ? La question mérite d’être posée, en particulier après les nombreuses annonces de dépenses militaires massives depuis le début de l’année et la présentation par la Commission européenne du programme ReArm Europe conduisant potentiellement à 800 milliards d’investissement supplémentaire.

Le marché de l’armement est certes soumis à de fortes régulations et une omniprésence de l’État, mais cela constitue aussi sa force en particulier au moment où les dépenses militaires vont immanquablement s’accroître en Europe. Les opportunités d’investissement sont donc réelles d’autant plus que le secteur reste fragmenté et sous-capitalisé en France et en Europe.


Un marché peu lisible a priori mais structuré

Le marché de l’armement apparaît difficile à saisir, car il se distingue indéniablement de beaucoup de marchés civils. Non seulement ce marché est soumis à un régime de prohibition conduisant à une interdiction d’activités privées sauf dérogation, mais il est très fortement régulé dans chacune de ses dimensions et soumis in fine à la décision politique dans tous les cas. Les coûts de transaction peuvent alors paraître excessifs pour l’aborder, rebutant d’emblée les investisseurs potentiels. Cependant, ses particularités sont aussi sa force.

Dans l’armement, le marché est tiré par la demande, l’État, et non poussé par l’offre. Ce marché n’existe que parce que les armées ont identifié un besoin. Une offre spontanée a peu de chances de trouver preneur (en dehors de période de guerre) faute de concepts d’emploi pour donner une valeur militaire à un équipement. Ceci n’exclut pas toutefois la possibilité qu’un entrepreneur interagisse avec les armées pour faire co-émerger une solution, à la condition qu’elle puisse résonner avec les finalités militaires.

A contrario, une fois le besoin affermi par les armées, la défense va apporter une visibilité sans commune mesure sur un marché civil. D’une part, la défense va financer en grande partie, si ce n’est en totalité, le développement de la capacité par des programmes de R&D, ce qui serait difficilement envisageable pour une entreprise privée sur fonds propres compte tenu de l’étroitesse du marché et des faibles applications en dehors de l’armement. D’autre part, le lancement d’un programme d’acquisition garantit une visibilité et des volumes conséquents, notamment au travers de la Loi de programmation militaire (d’une durée de 5 à 7 ans), ainsi qu’un fort potentiel d’exportations.


Une croissance des dépenses... encore à venir

La faible appétence de la finance pour l’armement est aussi en partie liée au fait qu’il s’agit d’un petit marché. En 2024 en France, l’industrie d’armement a représenté un peu plus de 1% du PIB en dépit de dépenses nationales et d’exportations élevées. Le ratio coûts de transaction-volume d’affaires peut apparaître défavorable, surtout lorsque s’y ajoute un risque réputationnel. Cependant, la donne politique et même sociétale a changé depuis 2022, réduisant ce risque. Qui plus est, les dépenses militaires vont s’accroître durablement, ce qui devrait conduire la finance à reconsidérer l’intérêt de ce marché.

On voit « l’économie de guerre » partout sauf dans les statistiques, pour paraphraser Robert Solow. Cependant, l’année 2025 devrait marquer un tournant. Pour la France, il ne s’agit plus de passer de 1,8% à 2,1% du PIB mais de porter l’effort à 3% voire au-delà. Cette évolution s’annonce aussi comme un changement de longue durée. En Allemagne, Friedrich Merz a souhaité inscrire exclure l’effort militaire des règles d’équilibre budgétaire. A Bruxelles, Ursula von der Leyen a également envisagé le plan ReArm Europe, annoncé début mars 2025, comme un effort pluriannuel.

Les perspectives nationales et européennes montrent que nous avons vraiment, cette fois, changé d’époque. Le Président de la République lui-même l’a souligné en indiquant la fin des dividendes de la paix post-guerre froide. Dans cette nouvelle ère de dépenses militaires élevées, la part des équipements militaires sera importante.

Comme nous l’observons en Ukraine, la guerre est devenue plus technologique que jamais, car c’est à cette condition que les effets militaires finaux peuvent être obtenus. De ce fait, non seulement les entreprises vont devoir produire plus de matériels existants, mais les évolutions militaires ouvrent la porte à de nouveaux entrants. Dans les deux cas, les besoins d’investissement s’annoncent élevés et ne pourront pas se réaliser sans le soutien du monde financier. Les acteurs du capital risque sont déjà impliqués, mais c’est l’ensemble du secteur financier qui a un rôle à jouer.


Vers un new deal avec le monde de la finance ?

Dans un contexte où l’Europe s’oriente vers une politique de défense plus ambitieuse, l’augmentation des budgets militaires – avec un objectif de 3% du PIB – représente une opportunité majeure. Cela signifierait pour la France plus de 30 milliards d’euros annuels dédiés à son industrie de défense, et plus de 150 milliards d’euros à l’échelle européenne. Toutefois, pour que cette manne financière serve pleinement la réindustrialisation française, un défi majeur doit être relevé : celui de l’investissement.

Aujourd’hui, la France peine à rivaliser avec d’autres puissances en termes d’efforts financiers dans son industrie de défense, largement sous-capitalisée alors que celle-ci est un levier stratégique pour l’économie et la souveraineté nationale. Un new deal avec la finance doit émerger pour renforcer cette filière, en allant audelà de la simple augmentation des budgets militaires.


Vers une industrie de défense au service de la réindustrialisation

En s’appuyant sur son industrie de défense, la France dispose d’un levier puissant pour accélérer sa réindustrialisation. Cela lui permettra non seulement de renforcer son autonomie stratégique, mais aussi de structurer un écosystème basé sur l’innovation et l’excellence technologique. L’industrie de défense, par son envergure et son potentiel, représente une opportunité unique pour redessiner le paysage industriel français et européen. Encore faut-il lui donner les moyens d’exploiter pleinement cette formidable capacité de transformation.


Renaud BELLAIS

Co-directeur, Observatoire de la défense, Fondation Jean Jaurès

Rainier BRUNET-GUILLY

Co-fondateur et associé, AllStrat